Gestion de la crise sanitaire : le symbole du désarmement de l’État

«Tout ne peut pas être décidé si souvent à Paris», déclarait le président de la République lors de son adresse au pays ce dimanche 14 juin. Oui, sans doute. Mais mettre sur le dos d’un centralisme supposé excessif les failles de gestion de la crise sanitaire serait évacué bien vite le débat sur les causes de celles-ci.

Soyons clairs : si des économies aussi avancées que la nôtre ont été contraintes de recourir à l’outil frustre du confinement, c’est aussi à cause des défaillances graves de l’Etat. La gestion des masques, celle des tests ou encore le dénuement des hôpitaux sont le symbole du désarmement continuel de l’Etat, de l’affaiblissement de ses capacités stratégiques et de ses services publics. Hauts fonctionnaires, nous avons été témoins de l’intérieur du déploiement de la doctrine qui y a conduit.

Renouveler notre vision de l’action publique

Ce qui frappe tout d’abord, c’est que ce désarmement de l’Etat s’est poursuivi avec des arguments technocratiques constants, parés de l’évidence gestionnaire. Ces choix politiques ont été dissimulés derrière le pragmatisme de la bonne gestion. «A quoi bon financer le renouvellement d’un stock d’un milliard de masques qui probablement ne serviront jamais ?» «A quoi sert de maintenir une filière de production en France puisque la Chine propose des produits de qualité à moindre coût et se satisfait de commandes ponctuelles, sans engagement dans la durée ?» Le bilan : une perte totale de maîtrise, d’indépendance et de souveraineté. La conséquence : être obligé de compter sur des importations incertaines, la charité de grandes entreprises du CAC 40 ou la bonne volonté de couturières bénévoles pour équiper la population d’un matériel aussi simple que des masques.

Alors que la crise sociale et économique s’annonce d’une violence inédite, nous pensons qu’il y a urgence à renouveler notre vision de l’action publique et à comprendre comment nous en sommes arrivés là. D’abord par la suppression aveugle de l’emploi public et l’obsession de la baisse des dépenses, qui a paupérisé nos services publics. En découle un décalage complet entre les moyens alloués et les missions à accomplir, et un sentiment d’impuissance des agents face à la montée des inégalités sociales et sanitaires, à la fraude fiscale, ou encore au défi environnemental.

Mais la fragilisation de l’Etat ne tient pas seulement aux poli- tiques d’austérité budgétaire. Elle tient aussi et peut-être d’abord à une politique de courte vue inspirée par un discours idéologique qui a cherché à gommer toute frontière entre le public et le privé. Elle s’est traduite par une privatisation larvée de pans entiers de l’action publique : partenariat public-privés, délégations de service public sans contrôle réel, sous-traitance de fonctions essentielles, voire abandon de missions, conduisant à une perte de souveraineté et de maîtrise de la puissance publique.

Un quasi « devoir de conformisme »

Les normes de gestion du public, jugées obsolètes, ont été alignées sur celles du privé au détriment du sens des missions et de la poursuite de l’intérêt général. La réforme de l’hôpital et la tarification à l’activité sont l’incarnation la plus parfaite de l’absurdité et du danger de ce management par les chiffres qui oublie le sens du service public et conduit à mettre en concurrence les établissements de santé.

Cette idéologie qui a sous-tendu toutes les réformes de la fonction publique depuis vingt ans a été aggravée par le pantouflage et les allers-retours entre public et privé de hauts fonctionnaires important avec eux méthodes de management et… conflits d’intérêts.

Cette doctrine a prospéré sur le refus du débat contradictoire au sein de nos administrations, sur un quasi «devoir de conformisme», à peine masqué derrière l’impératif affiché de pragmatisme. Nous pensons au contraire que le premier devoir d’un fonctionnaire est de faire preuve d’esprit critique, d’alerter sur les difficultés rencontrées et d’identifier les alternatives pour per- mettre au politique de faire des choix éclairés.

La crise sanitaire a démontré le danger de cette politique. Même les plus grandes multinationales, pourtant habituellement bien éloignées de l’intérêt général (et de l’impôt) ont semblé redécouvrir l’utilité de la puissance publique pour leur éviter la faillite. Pourtant, nous entrevoyons un piège. A l’image du scénario de 2008, la dette, creusée par les milliards débloqués pour sauver l’économie, sera instrumentalisée pour exiger encore plus d’austérité. C’est pourtant tout l’inverse dont nous avons besoin : un Etat stratège qui assure la prise en compte des enjeux de long terme, qui a les moyens d’organiser la relocalisation des filières de production et de permettre des choix collectifs sur notre avenir, l’environnement et le progrès technologique.

Il est temps d’inverser la vapeur. Pour éviter la catastrophe économique, sociale et environnementale, nous pensons qu’il faut d’urgence nous doter d’un Etat fort, indépendant des lobbies et puissances de l’argent, capable d’anticiper et de faire des choix structurants pour le pays faisant prévaloir l’intérêt général. Ceci commence par réhabiliter le débat contradictoire au sein de l’administration. Notre volonté, par cette tribune, est de l’initier.


Qui sommes-nous ?

Le collectif Affaires Publiques est un réseau de fonctionnaires et hauts fonctionnaires des secteurs sanitaire, social et régalien, qui travaille avec le soutien actif de l’Ugict, la CGT des Ingés Cadres et Techs @CGTCadresTechs

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