La crise dramatique que nous traversons aujourd’hui, met à nu les défaillances qui préexistaient auparavant. Défaillances d’un Etat, de son gouvernement, de sa représentation parlementaire, de son corpus législatif et électif au travers d’une Vème république concentrant les pouvoirs et les décisions dans les mains d’un petit nombre et au premier rang duquel le président de la République. Une concentration qui, par des mécanismes de surreprésentation – la prime au premier arrivé, délégitime la représentation parlementaire en l’assujettissant à des logiques partisanes souvent en contradiction avec les intérêts de celles et ceux qui l’a élue et parfois de manière la plus caricaturale et absurde qui soit, qui délégitime les corps intermédiaires pourtant essentiels à la réflexion, aux débats collectifs et à l’action de l’Etat. Et cela au bénéfice d’une poignée de grandes fortunes et au détriment du plus grand nombre.
L’Etat a failli dans les grandes largeurs dans sa mission de protéger la population. Le gouvernement qui est censé incarner cet Etat, nous a confiné longtemps et massivement par manque d’anticipation et de moyens, en particulier de masques, d’équipements de réanimation et de lits. Une illustration de cette faillite pourrait être celle d’un Edouard Philippe entrant dans une réunion de crise consacrée au COVID et ressortant avec une ordonnance sur le projet de contre-réforme des retraites. Avec une assemblée dont l’activité consistait pour l’essentiel à attaquer les droits des salarié-e-s au moment où l’épidémie prenait de l’ampleur et où les malades commençaient à saturer les urgences. Cette faillite a irrigué l’ensemble du maillage administratif dans les territoires. Par exemple, comment réorienter les ARS (Agence Régionale de Santé) sur une gestion efficace, coordonnée et flexible du COVID quand elles ont été nourries ces dernières décennies avec une logique de réduction des coûts de santé, enfermant ainsi les hôpitaux dans la rigueur imposée par la Tarification A l’Acte (T2A) et des objectifs de rentabilité ? Pourquoi ne pas s’être davantage appuyé sur le maillage des territoires que constituent les 36 000 communes, pour coordonner l’action publique en l’adaptant aux contraintes et spécificités au plus près des citoyens et citoyennes sinon par manque de volonté et d’anticipation comme conséquence d’un pouvoir sans partage ? A ce sujet la politique de décentralisation depuis des années a davantage été portée par une logique de réduction de l’intervention de l’Etat conformément à l’idéologie libérale pour échapper à ses obligations de planifier l’économie, en déléguant les services non régaliens, sans les moyens et la force publique associés. Cette faillite c’est aussi celle d’une idéologie incarnée par le gouvernement actuel dans le prolongement des gouvernements passés.
Cet exhausteur de goût met aussi en évidence une logique qui nous touche de plus près dans les entreprises en particulier les groupes : la discipline et la culture du chef irriguant toute la chaîne managériale jusqu’au plus bas de l’échelon. Aucune place pour la remise en question pourtant indispensable afin d’éviter d’enfermer les directions dans le sentiment illusoire de détenir la vérité et donc de prendre les bonnes décisions en toute circonstance. Le lendemain du confinement dans mon établissement, les salarié-e-e-s continuaient à produire pour constituer du stock en vue de fermer définitivement l’activité en fin d’année et cela sans rien changer sur la tenue des objectifs hebdomadaires. Aucun des managers ne s’est posé la question de la pertinence de maintenir la production au regard des risques encourus par les salarié-e-s, des défections et de l’incroyable décalage avec les discours inondant les médias sur l’intérêt d’un strict confinement. Bien au contraire ils continuaient à justifier la tenue des objectifs ! Il se dégageait de cette situation ce goût un peu acidulé qui oscille entre sucré et amertume, entre stupeur et incompréhension. Il a fallu une intervention de la CGT auprès de la DIRECCTE pour qu’enfin la direction limite la production en fermant temporairement une grand partie de la production pour servir les clients via les stocks déjà constitués. Les activités de Recherche et Développement ne sont pas non plus épargnées par cette culture du chef où toute initiative doit se conformer aux règles notamment hiérarchiques pour être valablement prise en compte. Par exemple, la CGT Thales se bat depuis maintenant 8 ans pour tenter d’inscrire l’activité du site comme une activité essentielle du groupe après une tentative avortée de la vendre. Nous portons actuellement un projet de plateforme de R&D médicale articulée autour du bassin d’emploi intégrant institut de recherche, PME, labos, etc. au sein du Comité Stratégique de Filière Santé. Pour rappel, ce comité est piloté directement par le ministère du travail dans le cadre du Conseil National de l’Industrie. Dans ce comité stratégique de filière, le seul salarié à porter les couleurs du groupe Thales est un ingénieur syndicaliste sur un projet CGT ! Quel rapport me direz-vous ? Dans ce cadre nous sommes amenés à solliciter des collègues de R&D pour leurs expertises et compétences métiers et aussi pour permettre par le bouillonnement d’idées et une participation plus large, de faire émerger le meilleur. Et cela malgré toutes les garanties en matière de discrétion. Mission très compliquée tant elle sort du cadre hiérarchique, qui d’un côté « enfreint » la culture du chef et de l’autre veut qu’une idée doive nécessairement émerger et emprunter le canal officiel invalidant sinon sa pertinence. La crise et le confinement associés n’ont rien modifié de ces réflexes sinon peut-être de les renforcer. Un des bilans qu’il serait possible de tirer c’est de mettre en place pour les salarié-e-s des espaces de discussion et de réflexion sur la stratégie de l’entreprise en dehors de tout lien de subordination.
Mais cet exhausteur de goût agit aussi dans l’autre sens. Il met en évidence le meilleur et parfois là où nous ne l’attendions pas.
Dans le meilleur, il y a de toute évidence les services publics en particulier l’hôpital où malgré les coups portés parfois physiques d’ailleurs contre notre système de santé, et un personnel donnant le meilleur avec abnégation, courage et persévérance. Sur ce point, les soignants paient un lourd tribut dans la lutte contre le COVID ; un tribut qu’il aurait été possible de minimiser en leur procurant des moyens de protection pourtant indispensables. Ce personnel trouvant au passage dans cet épisode, leurs plus grands fans parmi celles et ceux en politique qui leurs portèrent les coups les plus rudes ! Le personnel de l’éducation publique n’est pas en reste non plus en poursuivant sans compter à la dépense dans les pires conditions sa mission d’instruire les élèves malgré là-encore des moyens ridicules et inadaptés à la crise. Sans parler de toutes les autres professions. L’exhausteur de goût en l’occurrence relève le cynisme et la veulerie de notre classe politique … comme les condiments relèvent un plat.
Mais il est un goût plus suave encore : nos amortisseurs sociaux que sont la sécurité sociale et les ASSEDIC. Deux organismes de prévoyance collective hérités d’un ancien temps, d’un temps où le mot guerre n’était pas galvaudé comme il l’est actuellement par notre gouvernement. Un temps où des décombres encore fumantes de la vraie guerre celle de 39-45, des femmes et des hommes de biens jetèrent les premières pierres d’une construction basée sur l’entraide, la redistribution et le partage, sur la solidarité inter et intra générationnelle assise sur les cotisations sociales et l’impôt. Sans ces amortisseurs nous serions tous et toutes probablement placées dans la peau d’un américain « moyen » contraint de choisir entre s’endetter pour des années pour un traitement, un test COVID ou des soins intensifs parfois privé de revenu voire même d’une pension de retraite comme conséquence de la perte d’emploi, ou entre attendre son sort : guérir naturellement ou mourir. Des amortisseurs attaqués de toutes parts par nos idéologues de service et pourtant le rempart le plus solide qui soit en temps de crise malgré ses faiblesses. Le silence de nos idéologues qui entoure ces amortisseurs essentiels en dit long non seulement sur leurs attitudes coupables mais plus encore sur les évènements à venir. Taire la qualité de ces amortisseurs aujourd’hui leur permettra demain de redoubler de coups contre les droits des salarié-e-s, contre les ASSEDIC, la sécurité sociale et la retraite par répartition.
Ce temps de crise favorise la réflexion sur nos modes d’organisation. Travailler moins et travailler mieux pourraient être les prochains mots d’ordre. Travailler moins avec le passage à 32 heures hebdomadaire afin de partager le travail et permettre à nos jeunes de commencer leur vie professionnelle sans passer par la case précarité. Travailler moins longtemps dans la même logique avec une retraite à 60 ans voire avant pour les métiers les plus pénibles. Travailler mieux en donnant aux salarié-e-s les outils nécessaires pour adapter le travail à l’Homme et non l’inverse, et pour comprendre voire intervenir sur la stratégie de l’entreprise. Travailler mieux encore en créant des espaces de discussion dans les entreprises dégagés de l’étau que constitue le lien de subordination afin de libérer la réflexion et la créativité. Il ne s’agit là que de quelques pistes ; tout est à reconstruire.
Les libertés publiques ne sont pas en reste puisque toute une série de lois liberticides sacrifiées sur l’autel de la lutte contre le terrorisme se sont superposées aux nombreuses ordonnances COVID. Il est à parier que ce millefeuille contre les droits individuels et collectifs sera maintenu pour un moment.
Il ne s’agirait pas que cet exhausteur de goût perde de son acuité après la crise et que la société reparte sur les mêmes bases idéologiques délétères d’hier. Sans un changement radical de paradigme, chacune des crises que nous allons vivre, qu’elle provienne d’un virus, d’un évènement climatique ou d’une finance absente de régulation, sera plus large, plus profonde et plus violente à chaque fois.
Mais pour cela, nous devons auparavant nous débarrasser de ces promoteurs de la pensée libérale au sens politique et pour lesquels « dans une gare vous croisez des gens qui réussissent et d’autres qui ne sont rien ». Notre gouvernement a failli, il doit quitter la scène pour que nous construisions à la place une société tournée vers la solidarité, la satisfaction des besoins sociaux en tenant compte de toutes les dimensions en particulier écologique.